L’émergence d’une
identité cheminote

Le réseau ne peut se définir par le simple trio chemin, train, passagers. Il représente un système tentaculaire qui combine l’architecture des gares, des ateliers, des dépôts, des postes d’aiguillages à l’évolution des signaux et des matériels roulants. L’humain est par ailleurs indissociable de la technique et peut-être symbolisé par la diversité des métiers et des profils de voyageurs. Dans ce contexte, chaque compagnie développe une organisation, des valeurs et un univers esthétique qui lui sont propres. Les uniformes des personnels ferroviaires sont notamment révélateurs de ce fort sentiment d’appartenance.

Uniformes du personnel du chemin de fer de Saint-Germain et Versailles (1840), in Histoire de la locomotion terrestre : les chemins de fer, Charles Dollfus et Edgar de Geoffroy, 1935, p. 104, Collection Cité du Train
Anonyme, Uniformes du personnel du chemin de fer de Saint-Germain et Versailles (1840), in Histoire de la locomotion terrestre : les chemins de fer, Charles Dollfus et Edgar de Geoffroy, 1935, p. 104, Collection Cité du Train

Entre méfiance et fascination

Il serait faux d’affirmer que l’arrivée du chemin de fer provoque une réaction unanime chez les penseurs du XIXe siècle. À l’enchantement et l’optimisme se mêlent en effet peur, incrédulité, sarcasmes et parfois refus catégorique. Donné au Théâtre de la Porte Saint-Antoine, le vaudeville de Salvat et Henri intitulé Le Chemin de fer de Saint-Germain témoigne du discours caustique qui entoure dans un premier temps cette invention nouvelle décrite au sein de la pièce comme une simple “mode”. Dans ses Mémoires d’un touriste, Stendhal, logeant à Chalon-sur-Saône le 14 mai 1838, déplore lui-aussi la trop grande importance donnée aux productions de la “civilisation moderne” que sont “le Diorama et [l]es chemins de fer”.

Ironie de l’histoire, c’est cette même ville de Chalon qui accueillera plus d’un siècle plus tard les premiers trains préservés au titre du patrimoine en vue de la création du Musée Français du Chemin de Fer. Dès le début de l’aventure ferroviaire, le caractère historique et politique de ce mode de transport se manifeste au sein de la presse et de la littérature. Car défendre le train c’est aussi défendre un régime. C’est le cas de l’écrivain et critique Jules Janin, qui, proche du roi Louis-Philippe, n’hésite pas à souligner dans son Itinéraire du chemin de fer de Paris à Dieppe (1847) que “[l]a poésie du dix-neuvième siècle, il faut le dire, c’est la vapeur.”

« …Si tu t’ennuies d’en entendre parler (du chemin de fer), tu es tout à fait comme moi. Il m’est impossible d’entrer n’importe où, sans qu’on entende des gens qui disent : « Ah ! je m’en vais à Rouen ! Je viens de Rouen ! Irez-vous à Rouen ? Jamais la capitale de la Neustrie n’avait fait tant de bruit à Lutèce ! … »

– 9 juin 1843, correspondance de Gustave Flaubert à sa sœur Caroline Flaubert

Auguste Victor Deroy et Peulot sc., Vue de la ville de Rouen, après 1843, lithographie en couleurs, Collection particulière
Auguste Victor Deroy et Peulot sc., Vue de la ville de Rouen, après 1843, lithographie en couleurs, Collection particulière

Le train comme
sujet

Dans le domaine de la littérature, le train est à la fois vecteur et acteur. Le siècle, marqué par la naissance du concept de monuments historiques, est aussi celui des récits pittoresques. En réduisant le temps et les distances, le chemin de fer contribue largement à leur développement. Stendhal, George Sand, Gustave Flaubert ou encore Victor Hugo prennent le train et le racontent. Dans une célèbre lettre adressée le 22 août 1837 à Juliette Drouet, l’auteur de Notre-Dame-de-Paris narre ainsi sa découverte du chemin de fer belge. Comparant la locomotive à une “bête véritable”, Hugo lui attribue les caractéristiques du cheval : “il sue, il tremble, il siffle, il hennit, il se ralentit, il s’emporte”. L’étude des textes contemporains permet de relever que la personnification de la machine est monnaie courante. Le train est une créature sonore et odorante qui agite les sens. Dans ce cadre, comment ne pas citer Le Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne (1872) ou La Bête humaine de Zola (1890) ? Simultanément aux mots s’ajoutent les images. Monet, Courbet, Caillebotte, Van Gogh, Louis Lumière et tant d’autres dépeignent et filment eux-aussi le chemin de fer et hissent ce dernier au rang de sujet définitivement artistique.

Augustus Leopold Egg, Les compagnons de voyage, huile sur toile, 1862, conservé au Birmingham Museum and Art Gallery
Augustus Leopold Egg, Les compagnons de voyage, huile sur toile, 1862, conservé au Birmingham Museum and Art Gallery

Exposer l’industrie

Si le public peut découvrir le chemin de fer à travers les récits de ses contemporains ou par sa propre expérience de la mobilité, les expositions des produits de l’industrie française servent également de vitrine à l’évolution du chemin de fer. Organisées à Paris dès 1798, ces grandes manifestations valorisent les savoir-faire français dans des domaines aussi variés que le textile, l’ébénisterie ou encore la métallurgie. La lecture des rapports de jury nous offre dans ce cadre de précieuses indications quant à la représentation de l’industrie ferroviaire.

Anonyme, Objets et bibelots commémorant les premiers chemins de fer in Histoire de la locomotion terrestre
Anonyme, Objets et bibelots commémorant les premiers chemins de fer in Histoire de la locomotion terrestre : les chemins de fer, Charles Dollfus et Edgar de Geoffroy, 1935, p.42, Collection Cité du Train

En 1823 et 1827, les machines à vapeur présentées concernent essentiellement le domaine agricole. En 1839, un bouleversement a pourtant lieu : la section “chemins de fer et routes ordinaires” fait son apparition. Pour le rédacteur du rapport, et malgré l’inauguration des premières lignes, il est clair que le chemin de fer n’en est qu’à ses balbutiements. L’auteur souligne par ailleurs le retard pris dans cette course avec les voisins d’Outre-Manche. En 1844, la section s’enrichit d’une nouvelle catégorie intitulée “machines locomotives et chemins de fer-chemin de fer, rails et voitures”.
L’une des médailles d’or est alors attribuée à la Meyer et Cie de Mulhouse, à l’origine d’une locomotive, L’Espérance, livrée en 1842 pour la ligne Strasbourg-Bâle, suivie de près par la Mulhouse, réservée dès 1843 au chemin de fer de Paris à Versailles. La médaille d’argent revient quant à elle à l’atelier rouennais des Anglais Allcard et Buddicom, créateurs de la plus ancienne locomotive du continent européen actuellement conservée à la Cité du Train : la Buddicom de 1844.

Cinq ans plus tard, en 1849, le rapport du Jury se fait plus précis et il est dorénavant question de “construction de machines locomotives, wagons-freins, pièces et appareils divers”.
Alors que la société Derosne et Cail expose une locomotive système Crampton, d’autres entreprises s’attachent à présenter des éléments de voie, des dessins d’ateliers, des tampons pour voitures ou des machines imprimant des billets numérotés. Le public découvre alors la diversité du patrimoine ferroviaire.

Le Palais
de Cristal

En 1851, le phénomène des expositions de l’industrie devient universel. Sous la verrière du Crystal Palace de Londres imaginée par Joseph Paxton, les Anglais confirment leur primauté technique et commerciale. Temple de la Révolution industrielle, le bâtiment construit au cœur de Hyde Park accueille un grand nombre de pays venus présenter leurs dernières créations artistiques et manufacturières. Pour l’un des principaux rapporteurs britanniques, John Tallis, c’est la France qui offre, derrière le Royaume-Uni, l’exposition de la plus grande qualité. D’après l’auteur du compte rendu, les expositions des produits de l’industrie organisées par le passé à Paris portent leurs fruits : les objets présentés par les 1750 exposants révèlent un sens poussé du détail s’apparentant à ce que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de véritable “scénographie”. Dans ce contexte, le plan du palais nous informe qu’au rez-de-chaussée, à proximité de l’artère dédiée aux locomotives, un large stand valorise les “machines en mouvement”. De fait, la compréhension et la promotion des métiers à imprimer et à filer ne peuvent difficilement se passer de l’animation.

Galerie des machines à l’exposition Crystal Palace de Londres en 1851
Anonyme, Galerie des machines à l’exposition Crystal Palace de Londres en 1851, s.d., World History Archive

Les coulisses de 1855

« Les machines qui ne peuvent être mises en action sans être directement alimentées de combustibles; -les machines incommodes par le bruit, par les odeurs, ou par l’encombrement qu’elles entraîneraient. C’est ainsi que les machines locomotives à vapeur, les machines à clous, les appareils distillatoires, les machines à battre, ne pourront être admises dans les galeries qu’à l’état de machines en repos »

– Rapport sur l’Exposition universelle de 1855, Napoléon-Joseph-Charles-Paul Bonaparte, 1857

La manifestation londonienne a profondément marqué les esprits. Dans ce contexte, Paris se doit d’être à la hauteur. Quatre ans après le succès du Palais de Cristal, l’Hexagone inaugure à son tour sa première Exposition universelle. Le rapport rédigé par Napoléon-Joseph-Charles-Paul Bonaparte, cousin de l’Empereur, s’impose dans ce contexte comme un témoignage remarquable des préparatifs titanesques qu’a nécessité un tel événement. En effet, réunir autant d’exposants n’est pas une mince affaire, surtout quand il s’agit d’exposer des éléments aussi imposants que des matériels roulants. Le rédacteur souligne que l’organisation de la Galerie des machines a dans ce cadre engendré un certain nombre de compromis. L’auteur souligne notamment que les locomotives, dégageant bruits et odeurs, ne pouvaient être exposées que de manière statique.

Le train comme
espace d’apparat

Deux ans plus tard, alors que Londres inaugure son musée des Sciences, le train impérial révèle un aspect éminemment plus délicat du chemin de fer. Construit par la Compagnie du chemin de fer d’Orléans pour Napoléon III et son épouse Eugénie, cet ensemble se compose de six « wagons ». Exécutés sous la direction de l’ingénieur Camille Polonceau à partir des dessins d’Eugène Viollet-Le-Duc, ces espaces, véritables écrins, abritent salle à manger, office, salon des aides-de-camps, antichambre, salon d’honneur, chambre, cabinet de toilettes et garde-robe. Dans un ouvrage publié en 1857 par l’éditeur Bance, on apprend que cette composition a nécessité cinq mois de travail. Conservé à la Cité du Train, le salon n°6 des Aides-de-Camps témoigne de cette prouesse artistique. Restaurée dans les années 70 par les ateliers de Romilly, la voiture se distingue par sa livrée grenat et bleu d’outremer. L’aigle impérial et les colonnettes en bronze renforcent la préciosité de sa silhouette. À l’intérieur, les chiffres de l’Empereur se fondent dans un décor floral sophistiqué. Les essences de bois et les précieux textiles concourent au déploiement d’une atmosphère à la fois chaleureuse et solennelle. Symbolisant l’éclectisme alors en vogue, le salon n°6 s’impose dès lors comme un chef-d’œuvre en mouvement.

Visite virtuelle

Plan Élévation latérale du Train de Napoléon III,
Élévation latérale du Train de Napoléon III, s.d., Collection La Vie Du Rail