"Grâce au chantier du Musée Français du Chemin de Fer, je me suis passionné pour le train."
Architecte de formation, vous êtes à l’origine du bâtiment accueillant depuis 1976 le Musée Français du Chemin de Fer, devenu Cité du Train. Vous rejoignez le projet dès les années 1960, par l’intermédiaire de Jean-Mathis Horrenberger. Pouvez-vous nous en dire plus sur le contexte de cette rencontre et votre implication dès la création du musée ?
Ma femme et moi avions été invités à dîner à Masevaux chez un ami et Jean-Mathis Horrenberger, que je connaissais un peu, m’avait pris par le coude en me disant « Est-ce que tu serais intéressé par la construction d’un musée du chemin de fer ? ». Ma réponse a été « Oui, pourquoi pas ? », et pendant tout le dîner, nous n’avons parlé que du Musée Français du Chemin de Fer … évidemment, nos épouses n’étaient pas très contentes ! L’histoire s’est enclenchée comme cela.
Par la suite, on a fait un petit musée à la gare de Mulhouse-Nord dans une ancienne rotonde. C’est là que j’ai fait la connaissance de Raymond Lang, qui était un cheminot pur et dur sachant tout faire, vraiment un homme formidable. Il a fallu essayer de nettoyer une rotonde pleine de suie et placer une dizaine de locomotives à vapeur. L’endroit, qui n’existe plus, était difficile d’accès et pas très beau mais plein d’odeurs du passé. Il fallait y accéder par une passerelle qui passait au-dessus de quatre voies, rendant l’accès impossible aux personnes à mobilité réduite.
Et dans le même temps, vous travailliez à la conception du site actuel ?
C’est venu peu à peu. M. Horrenberger a commencé ses discussions avec Daniel Caire, le rédacteur en chef de l’Association Française des Amis des Chemins de Fer, et on m’a rapidement fait rencontrer Michel Doerr et son épouse Micheline. Les choses se sont enclenchées doucement, il a fallu trouver un terrain. Jean-Mathis avait réussi à obtenir l’appui de la Chambre de Commerce, et le maire de Mulhouse, Émile Muller, avait accepté de suivre le projet. Un bail emphytéotique a été signé avec la Mairie pour le prêt d’un terrain, et nous avons commencé à travailler à la conception du site.
Quel rôle a joué ce chantier sur votre carrière ?
C’était le chantier numéro 24, j’en ai fait 380 … J’avais fait quelques villas et travaillé pour des collectivités locales auparavant, mais ce chantier a été pour moi un début : ç’a été un investissement de plusieurs années, parce qu’il a fallu mettre au point ce projet et le faire accepter à Paris. Beaucoup d’acteurs sont intervenus. La première question que je m’étais posée – le terrain était triangulaire – c’est « Comment fait-on entrer des locomotives là-dedans ? ». Je voyais trois possibilités : le pont transbordeur, le pont tournant, ou les appareils de voie. On m’a répondu « Pont tournant et pont roulant, c’est hors de question ». On est donc partis sur les appareils de voie, mais il y a eu le problème du diamètre. Avec Raymond Lang, on a discuté des heures jusqu’à trouver le rayon qui convienne. Nous avons tellement réduit le rayon que lorsqu’il fallait rentrer une 141, il déraillait la locomotive, gardait les deux essieux du milieu en place, et lorsqu’il arrivait sur la ligne droite dans le bâtiment, il remettait la locomotive sur les rails, tout seul ! Et ces appareils de voie ont motivé la forme du Musée. L’enjeu numéro un était quand même d’arriver à faire rentrer des wagons et des locomotives à l’abri dans un espace couvert.
Était-ce la première fois que vous réalisiez un chantier d’une telle envergure ?
Ah oui, je n’en avais jamais fait auparavant … Mais contrairement à Jean-Mathis Horrenberger, je n’ai jamais été un grand amateur de trains. Mon père a toujours eu une voiture, et ma famille ne connaissait le monde ferroviaire que d’assez loin. En 1940, je me retrouve au lieu-dit Pardigon, entre Cavalaire et St-Tropez, et le chemin de fer provençal ne passait pas loin. C’est là que j’ai commencé à regarder ces machines et à essayer de comprendre comment elles fonctionnaient. Je discutais avec des mécaniciens qui m’emmenaient jusqu’à la Croix-Valmer puis je prenais le train suivant ou je revenais à pied, mais mes connaissances des locomotives s’arrêtaient là, il ne fallait pas me demander des notions techniques … Grâce à ce chantier, je me suis passionné pour l’univers du train.
Dans un article de la Revue Générale des Chemins de Fer en 1976, vous expliquez que construire un musée du train est une entreprise très particulière, notamment en raison de l’échelle des locomotives. Quelles étaient les autres contraintes ? Comment les avez-vous prises en considération pour les transformer en forces ?
L’accès des véhicules en était une première, l’obligation de se placer sous un éclairage nord était une autre. Il fallait éviter le soleil pour des questions de préservation. Le maire Émile Muller avait aussi imposé un abri pour le Musée du Sapeur-Pompier. Sans oublier le bâtiment administratif et le restaurant. J’ai commencé par la question la plus importante, « Comment faire entrer des engins grands et lourds dans cet espace ? ». Ces réflexions ont déterminé la forme du bâtiment actuel. Le terrain se trouvant dans une zone de captage des eaux, on ne pouvait recourir au charbon, au mazout ou au pétrole. Cela a posé un problème au niveau du chauffage. Avec Jean-Mathis Horrenberger, on a fini par avoir un accord sur le schéma qui nous a permis de passer au permis de construire et à l’appel d’offres.
Fonds Pierre-Yves Schoen
Au départ, j’avais dessiné des carrés en béton et au moment de l’appel d’offres, l’entreprise Mathis de Muttersholtz m’a dit « Pourquoi vous ne le feriez pas en bois ? ». J’en ai parlé à Horrenberger, qui a validé à condition de ne pas dépasser le budget plafond. Les ingénieurs de Mathis m’ont dit qu’il fallait augmenter la section des poutres parce que les poutres droites ont de la flèche, c’est-à-dire qu’elles courbent. J’ai réfléchi un moment avant de dire « Mais si je fais des courbes, je n’ai plus de problème de flèche », et c’est ainsi que sont nées les courbes qui passent en biais sur les poteaux. On a trimballé des poutres de 27m, et il fallait soulever les lignes de la SNCF pour traverser la voie de chemin de fer. Édifier la charpente a duré un mois à tout casser, le problème était moins le montage que la fabrication aux ateliers de Muttersholtz. Pour cintrer les poutres de 1m20 de haut, il fallait accrocher le bâtiment à des camions chargés de gravier pour éviter que les murs ne se déplacent sous la pression nécessaire à la mise en forme des poutres en « lamellé collé » !
Comment l’architecture du bâtiment contribue-t-elle à préserver et à mettre en valeur les matériels exposés ?
Il a été dit que j’avais dessiné la forme de la fumée avec les poutres, mais c’est une pure invention ! La principale problématique était la place, vu la hauteur et la dimension de ces énormes machines. Créer la fosse de visite pour y placer la Chapelon et faire tenir les rails le plus près possible des parois en béton, pour que le visiteur découvre les dessous d’une locomotive à vapeur, a été une opération délicate mais un défi magnifique. Pour la construction de la deuxième tranche, j’ai été secondé par Jean-Marc Lesage, gendre de Jean-Mathis Horrenberger, qui était aussi architecte. C’est lui qui a tenu à faire les petites terrasses en mezzanine [où se trouve actuellement l’exposition de maquettes, ndlr].
Près de cinquante ans plus tard, quel regard portez-vous sur les locaux de la Cité du Train d’aujourd’hui ?
À l’époque de la construction, on faisait beaucoup de préfabrication en architecture. Toutes les parois en béton du bâtiment ont été érigées de cette façon et étaient posées à toute vitesse. En une journée, on montait la moitié de la façade. Le premier bâtiment d’entrée, qui n’existe plus, était aussi en préfabriqué, de même que l’ancien Musée du Sapeur Pompier. Cela dit, je dois reconnaître que le bâtiment du Parcours Spectacle n’est pas ma tasse de thé.
Malgré cela, revenez-vous régulièrement au musée ?
Environ une fois par trimestre, c’est toujours un plaisir de m’y rendre. Le problème, c’est que j’ai vieilli et que les équipes ont changé : les gens ont du mal à me reconnaître, et c’est plus difficile d’entrer à l’œil !
Pour terminer, avez-vous un souvenir ou une anecdote que vous souhaiteriez partager ?
Michel Doerr, c’était un personnage, pour qui le chemin de fer s’arrêtait avec la vapeur. Tout ce qui était électrique ou diesel, c’était des boîtes de conserve ! Aux ateliers de restauration, il discutait de la couleur des locomotives avec un grand souci du détail : « Non, non, c’est un peu plus brun ». Il connaissait tout par cœur sur le train. Par ailleurs, je me souviendrai toujours de la visite de François Mitterrand en 1982 : je ne l’aimais pas beaucoup, mais recevoir le président de la République au musée, je peux vous dire que c’était quelque chose …